Comment deux programmes de recherche productifs ont été délibérément abandonnés, première partie
Le remplacement de la physique continentale au 19e siècle, Partie 2.1
Le 3 mars 2024, j’ai donné une conférence à la Rising Tide Foundation intitulée “The Replacement of Continental Physics in the 19th Century” (« Le remplacement de la physique continentale au 19ème siècle »). Ce billet est le deuxième d’une série de trois correspondant à une version éditée de la transcription de cette conférence. Le premier billet fut intitulé Deux programmes de recherche productifs au début du 19e siècle.
Pour des raisons de longueur, ce billet a été divisé en deux. Ceci est la première partie.
J’ai conclu le premier billet comme suit :
On peut donc se dire qu’au milieu du dix-neuvième siècle, il existait deux programmes de recherche très fructueux, mais apparemment opposés, du moins en apparence. Alors, comment aurait-on pu aller de l’avant ?
Eh bien, une possibilité aurait été d’aller de l’avant en voyant, peut-être, s’il existe une certaine forme d’unité, par laquelle ce qui semble être à un niveau, par exemple, l’action à distance, si nous sortions notre « microscope à éther » (nous faisons une expérience de pensée, bien sûr), nous pourrions expliquer beaucoup de ces choses par des choses inférieures impliquant un éther. Par exemple, Weber n’a jamais rejeté l’idée de l'éther ; il a postulé qu'il était constitué de très fines particules chargées.
Une autre possibilité aurait été de voir si les actions de l’éther pouvaient elles-mêmes être comprises comme des actions à distance.
L'histoire est réécrite
L’histoire s’est-elle déroulée ainsi ? Non, pas du tout. Quelque chose d’autre s'est produit. L’histoire a été réécrite. Nous avons déjà vu cela dans d’autres disciplines. En fait, cela se produit dans toutes les disciplines.
Voici comment on apprend l’histoire lorsque l’on étudie les sciences dans un lycée ou une université typique. James Clerk Maxwell a écrit en 1855 sur les lignes de force de Faraday. Il a repris les lignes de force de Michael Faraday et a écrit un article à ce sujet. En 1862, Clerk Maxwell a mesuré la vitesse de la lumière, sept ans après son estimation par Weber. En 1873, Clerk Maxwell a publié la première édition de son Treatise on Electricity and Magnetism. En 1876, Heaviside a écrit sur l'équation du télégraphe, près de vingt ans après Kirchhoff et Weber. En ce qui concerne l’atome, la découverte de l’électron a été faite par J.J. Thomson en 1896, des décennies après que Weber l’ait prédit. En 1904, J.J. Thomson a proposé le modèle du « plum-pudding » pour l’atome en 1904. Enfin, en 1911, Rutherford a réalisé son expérience de la feuille d’or, démontrant l'existence d'un noyau. Deux ans plus tard, en 1913, le modèle Rutherford-Bohr de l’atome a été présenté, soixante ans après le modèle initial de Wilhelm Eduard Weber. Rappelons que Weber prédisait la découverte de l’atome, alors que le modèle de l’atome de Rutherford-Bohr n’a été développé qu’après que l’existence de l’atome, avec un noyau, ait été prouvée.
Nous allons donc changer de cap, mais il est, je pense, important d’avoir une idée de l’origine de tout cela. Ces empiristes britanniques sont apparus à l’époque où la mécanique des fluides commençait à devenir une discipline sérieuse. Ces travaux avaient débuté au 18e siècle, avec les mathématiques d’Euler et de Lagrange, mais leur développement s'est poursuivi tout au long du 19e siècle.
Au milieu du 19e siècle, il s’est passé quelque chose d’intéressant, illustré par le développement de l’Encyclopedia Britannica, qui était le moteur de recherche Internet ou Google de l’époque. Si l’on compare la 8e édition à la 9e, on constate une augmentation massive du nombre d’exemplaires vendus : 8 000 exemplaires pour la 8e, 55 000 exemplaires officiels et 500 000 exemplaires piratés pour la 9e. Si l’on considère le contenu des articles scientifiques relatifs aux fluides, la 8e édition, datant des années 1850, se concentrait sur les fluides réels, tandis que la 9e édition, datant des années 1870, se concentrait sur les fluides idéaux ou parfaits. Bien entendu, la science réelle traite en fin de compte de choses réelles, d’atomes réels, de fluides réels, de sorte que la tendance à l’abstraction est, à mon avis, délicate.
Dans la 9e édition, James Clerk Maxwell a écrit sur l’électricité et le magnétisme, tandis que William Thomson, futur baron Kelvin, a écrit sur la chaleur. Étant donné la portée de la 9e édition, des personnes comme James Clerk Maxwell et William Thompson ont eu accès à un mégaphone atteignant un public éduqué bien plus important que n’importe quel réseau de distribution scientifique dont disposaient des scientifiques comme Wilhelm Eduard Weber.
Les présupposés idéologiques
Il est temps pour moi de passer aux empiristes britanniques. Je ne m’attarderai pas sur le contenu technique de leurs idées. Je veux plutôt me concentrer sur leurs présupposés idéologiques, qu’ils ont clairement exprimés dans leurs propres articles scientifiques, généralement dans les introductions, pas toujours, mais généralement. Il est étonnant de voir avec quelle clarté ils déclaraient : « Nous ne faisons pas les choses à l'ancienne, nous avons décidé de faire les choses à la nouvelle ».
Revenons donc au premier programme de recherche couronné de succès, l’éther lumineux. La personne qui l’a redéfini est George Stokes (1819-1903). Ce qui est intéressant à propos de Stokes, de William Thompson (1824-1907) et de James Clerk Maxwell (1831-1879), c’est qu’ils ont tous étudié à l’université de Cambridge. Ils ont étudié les mathématiques, pas la physique, et en outre, ils ont tous étudié les mathématiques avec le même tuteur, un homme nommé William Hopkins (1793-1866). Ils ont donc tous eu un parcours très similaire.
Aujourd’hui, Stokes est connu pour avoir écrit les mathématiques des équations des fluides. Ceux qui étudient la météorologie et discutent du réchauffement climatique, par exemple, travaillent toujours avec les équations de Navier-Stokes.
Prenons un article que Stokes a écrit en 1846 sur l’éther. Il prenait en compte les travaux de Fresnel. Lisons donc Stokes :
Fresnel suppose que la terre traverse l’éther sans le perturber, l’éther pénétrant très librement dans la terre. Il suppose qu'un milieu réfractant se déplaçant avec la terre emporte avec lui une quantité d’éther.... Il suppose que la lumière se propage à travers cet éther, dont une partie se déplace avec la terre, et une partie est au repos dans l’espace.... On peut cependant observer que le résultat serait le même si l’on supposait que l'ensemble de l’éther contenu dans la terre se déplace ensemble, l’éther entrant dans la terre à l’avant et étant immédiatement condensé, et en sortant à l’arrière, où il est immédiatement raréfié, subissant de même une condensation ou une raréfaction soudaine en passant d'un milieu réfractant à un autre.1
George Stokes, 18462
Qu’est-ce qu’il disait ? Fresnel avait une idée de l’éther qui était si fine que, lorsque la Terre bougeait, l’éther ne bougeait pas et toutes les particules d’éther traversaient la Terre de manière transparente. Étant donné que les particules étaient si fines, l’éther n’affectait pas la Terre. Certes, la Terre a eu un certain effet sur l’éther, mais c’est en gros ce qu’il disait. Mais Stokes a répondu : « Non, non, non, non, non, supposons que l’éther soit comme de la confiture de fraises, que l’éther se déplace avec la Terre ». Il a dit que l'on pouvait observer que le résultat serait le même. Je n’ai pas encore examiné les mathématiques proprement dites. Il se peut que les mathématiques se ressemblent. Cependant, à la lecture de cet article, j’ai l'impression qu’elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre, l’une étant que l’éther est comme une sorte de gelée collante ou de confiture, et l’autre qu’il s'agit d'une entité éthérée incroyablement fine.
Mais la citation de son article suivant est encore plus étonnante :
Le phénomène de l’aberration peut se concilier avec la théorie ondulatoire de la lumière, comme je l’ai déjà montré... sans la supposition violente que l’éther traverse librement la terre dans son mouvement autour du soleil, mais en supposant, au contraire, que l’ether proche de la surface de la terre est en repos par rapport à la terre.3
George Stokes, 18484
Je ne sais pas comment quelqu’un peut affirmer que supposer que l’éther passe librement à travers la Terre est une « supposition violente ». C’est pourtant ce qu'il a écrit. Il s’agit donc véritablement d’un présupposé idéologique de la part de Stokes.
Voilà qui nous donne une idée de la façon dont le premier programme de recherche a été traité. Passons maintenant au second.
Pour cela, nous devons faire un pas en arrière. Nous revenons donc à René Descartes (1596-1650). La plus grande réalisation de Descartes a été de proposer la géométrie analytique. Quiconque a utilisé du papier millimétré a fini par utiliser le système de coordonnées cartésiennes. Il ne l’a pas inventé. Pour autant que je sache, il a été le premier à l’utiliser en Occident. Néanmoins, j’ai déjà vu des cartes chinoises datant d'environ l’an 1000 qui utilisaient clairement des « coordonnées cartésiennes », bien avant l’apparition de Descartes, à moins que ce dernier n’ait été capable de voyager dans le temps.
Descartes a déclaré qu’il n’y avait pas de vide, que ses corpuscules remplissaient complètement l’espace, et que la seule façon d'avoir un mouvement était que tout tourne autour de lui, et il a donc développé sa théorie des tourbillons. Et les tourbillons ne cessent de réapparaître, comme je l’ai écrit dans mon article Descartes’s Vortices Keep Resurfacing.
Qu’a donc dit Descartes ? Il a dit qu'il n'y a pas d'atomes réels tels que nous les comprenons, ou tels que Lucrèce, dans son De rera naturum, les avait décrits à la fin de la période républicaine romaine.
Il est aussi tres-aisé de connoistre qu’il ne peut y auoir des atosmes, ou des parties de corps qui... soient indiuisibles, ainsi que quelques Philosophes ont imaginé. D'autant que, si petites qu'on suppose ces parties, neantmoins, pource qu’il faut qu'elles soient estenduës [étendues signifie qu'elles occupent de l'espace], nous conceuons qu’il n'y en a pas vne entr’elles qui ne puisse estre encore diuisée en deux ou plus grand nombre d'autres plus petites, d'où il suit qu'elle est diuisible. [Il s'agit là d'une simple déclaration de sa part. Elle ne repose sur aucun fondement. Cette ligne ne découle pas de la précédente.] Car, de ce que nous connoissons clairement & distinctement qu’vne chose peut estre diuisée, nous deuons juger qu'elle est diuisible, pource que, si nous en jugions autrement, le jugement que nous ferions de cette chose seroit contraire à la connoissance que nous en auons.
René Descartes, 16445
Descartes dit ici n’importe quoi, mais il affirme catégoriquement qu’il n’y a pas d'atomes au sens où nous l’entendons.
Le prochain personnage pertinent est Ruđer Josip Bošković (1711-1787), ou Ruggero Giuseppe Boscovich. C'était un érudit jésuite du début du 18e siècle. Il ne parlait pas d’atomes, mais plutôt de points qui sont simplement des centres de forces externes, mais qui ont toujours la propriété d’inertie. Vous avez donc ces entités mathématiques qui ont la propriété d’inertie. Voyons donc! Ce qu’il essayait essentiellement de faire, et il l’a écrit explicitement dans son travail, c’était de maintenir une sorte de position intermédiaire entre les corps newtoniens et les monades leibniziens. Voici donc Bošković :
que la matière est immuable, qu’elle se compose de points parfaitement simples, indivisibles, sans étendue [autrement dit, infiniment petits], & séparés les uns des autres ; que chacun de ces points a une propriété d'inertie [N’oubliez pas que ce sont des points mathématiques, mais qu’ils ont la propriété d'inertie !], & en outre une force active mutuelle dépendant de la distance de telle sorte que, si la distance est donnée, tant la grandeur que la direction de cette force sont données ; mais si la distance est modifiée, la force l’est aussi ;6
Ruđer Josip Bošković, 17637
Au XIXe siècle, Bošković a exercé une influence considérable sur Michael Faraday, William Thompson et même sur le philosophe allemand Friedrich Nietzsche.
La deuxième partie de ce billet suivra bientôt.
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Texte original (20 mars 2024):
Traduction avec l’aide partielle de Deepl.
Fresnel supposes that the earth passes through the æther without disturbing it, the æther penetrating the earth quite freely. He supposes that a refracting medium moving with the earth carries with it a quantity of æther…. He supposes that light is propagated through this æther, of which part is moving with the earth, and part is at rest in space…. It may be observed however that the result would be the same if we supposed the whole of the æther within the earth to move together, the æther entering the earth in front, and being immediately condensed, and issuing from it behind, where it is immediately rarefied, undergoing likewise sudden condensation or rarefaction in passing from one refracting medium to another.
G.G. Stokes M.A. XVII. On Fresnel’s theory of the aberration of light, Philosophical Magazine Series 3, 28(185):76-81, 1846.
The phænomenon of aberration may be reconciled with the undulatory theory of light, as I have already shown… without making the violent supposition that the æther passes freely through the earth in its motion round the sun, but supposing, on the contrary, that the æther close to the surface of the earth is at rest relatively to the earth.
G.G. Stokes M.A. XLVII. On the constitution of the luminiferous æther. Philosophical Magazine Series 3, 32(216):343-349, 1848.
René Descartes, Les Principes de la philosophie. Dans Œuvres de Descartes, volume IX. Paris: Léopold Cerf, 1904. Seconde partie, Section 20, p.74.
that matter is unchangeable, and consists of points that are perfectly simple, indivisible, of no extent [in other words, infinitely small], & separated from one another; that each of these points has a property of inertia [Remember, they are mathematical points, but have the property of inertia!], & in addition a mutual active force depending on the distance in such a way that, if the distance is given, both the magnitude & the direction of this force are given; but if the distance is altered, so also is the force altered;
Roger Joseph Boscovich, A Theory Of Natural Philosophy. Latin-English Edition. London: Open Court Publishing, 1922. Synopsis of the Whole Work, p.17.