Comment deux programmes de recherche productifs ont été délibérément abandonnés, seconde partie
Le remplacement de la physique continentale au 19e siècle, Partie 2.2
Le 3 mars 2024, j’ai donné une conférence à la Rising Tide Foundation intitulée “The Replacement of Continental Physics in the 19th Century” (« Le remplacement de la physique continentale au 19ème siècle »). Ce billet est le deuxième d’une série de trois correspondant à une version éditée de la transcription de cette conférence. Le premier billet fut intitulé Deux programmes de recherche productifs au début du 19e siècle.
Pour des raisons de longueur, ce billet a été divisé en deux. Ceci est la seconde partie. J’ai terminé Comment deux programmes de recherche productifs ont été délibérément abandonnés, première partie, avec le paragraphe suivant:
Au XIXe siècle, Bošković a exercé une influence considérable sur Michael Faraday, William Thompson et même sur le philosophe allemand Friedrich Nietzsche.
Revenons maintenant au XIXe siècle, avec Michael Faraday (1791-1867), le grand expérimentateur qui a découvert l’induction électromagnétique. Il a commencé son travail scientifique en tant que chimiste et a découvert le benzène. Il a inventé les lignes de force, il n’a pas découvert les lignes de force, il les a inventées. Il a déclaré qu’elles existaient.
Lisons donc Michael Faraday :
Je n’ignore pas que les phénomènes de cristallisation, la chimie et la physique en général incitent fortement l’esprit à reconnaître l’existence de centres de force. [Les centres de force, c’est l’idée de Bošković.] Je me sens contraint, pour l’instant, de les admettre hypothétiquement, et je ne peux pas m’en passer, mais j’éprouve de grandes difficultés à concevoir les atomes de matière [En d’autres termes, je n’aime pas cette idée de matière.] qui, dans les solides, les fluides et les vapeurs, sont supposés être plus ou moins séparés les uns des autres, avec un espace intermédiaire non occupé par les atomes, et je perçois de grandes contradictions dans les conclusions qui découlent d’un tel point de vue.1
Michael Faraday, 18442
Que disait-il ici ? Il n’aimait pas l’action à distance, parce que s’il y a un espace intermédiaire entre ces atomes, même s’ils sont très proches les uns des autres, ils interagiraient toujours à distance, sans aucun milieu intermédiaire. Il a déclaré qu'il n’aimait pas cette idée.
Qu’en est-il de William Thompson, futur baron Kelvin ? Il s'intéressait vraiment à la physique continentale. Il faut comprendre que la physique continentale, telle qu'elle était comprise par les mathématiciens britanniques au milieu du 19e siècle, était essentiellement la renaissance de la physique cartésienne, en d’autres termes, la renaissance des tourbillons de Descartes. Il avait donc les tourbillons à l’esprit. Il a écrit un article intitulé « Théorie tourbillonnaire du mouvement ». Il a écrit plusieurs articles intitulés « Théorie tourbillonnaire des atomes ». Il s’est référé explicitement à Bošković à plusieurs reprises.
Il a également supervisé la construction du premier câble télégraphique transatlantique, et c’est l’une des raisons pour lesquelles il a été fait chevalier.
Mais il a aussi fait de nombreuses prédictions spectaculairement erronées : « Aucun ballon ni aucun avion ne connaîtra jamais de succès pratique ». Mais il a eu une influence étonnante, à la fois positive et négative, sur le monde de la science. Par exemple, lorsqu’il a déclaré catégoriquement en 1892 qu’il n’y avait pas de matière entre le Soleil et la Terre, cela a servi de prétexte pour rejeter purement et simplement toutes les observations faites par Kristian Birkeland, ingénieur et scientifique norvégien, lorsqu'il a publié ses observations à Nordkapp, dans le nord de la Norvège, sur les aurores boréales, concluant qu’il y avait bel et bien des courants électriques entre le Soleil et la Terre. Cette conclusion a été rejetée, simplement parce que William Thompson, futur baron Kelvin, avait déclaré qu’il n’y avait rien entre la Terre et le Soleil.
Qu’a dit William Thompson ?
Après avoir remarqué l’admirable découverte de Helmholtz [Nous verrons tout à l'heure qui est Helmholtz.] de la loi du mouvement tourbillonnaire dans un liquide parfait [Voilà encore ce liquide parfait, ce liquide idéal, ce fluide idéal.], c’est-à-dire dans un fluide parfaitement dépourvu de viscosité (ou de frottement fluide), l'auteur dit que cette découverte suggère inévitablement l'idée que les anneaux de Helmholtz sont les seuls vrais atomes. [C’est en 1868 qu'il a écrit cela ! En 1852, Wilhelm Eduard Weber avait déjà affirmé qu'il existait un atome dont les charges négatives tournaient autour des charges positives. C'est 16 ans plus tard !]. Car le seul prétexte qui semble justifier la monstrueuse supposition de morceaux de matière infiniment forts et infiniment rigides [C’est comme si Stokes parlait de la supposition violente de Fresnel.], dont l'existence est affirmée comme une hypothèse probable par quelques-uns des plus grands chimistes modernes dans leurs déclarations introductives rédigées à la va-vite, est celui avancé par Lucrèce et adopté par Newton ; qu'il semble nécessaire de rendre compte des qualités distinctives inaltérables des différentes sortes de matière.3
William Thomson, 18684
Il est donc intéressant de constater que ce sont les Britanniques qui se sont débarrassé de Newton.
James Clerk Maxwell suit. Il a mathématisé les lignes de force de Faraday en champs magnétiques et électriques. Avec Boltzmann, il a écrit sur la théorie cinétique des gaz. Qu’a écrit Clerk Maxwell ?
Ces hypothèses physiques [allemandes], cependant, sont totalement étrangères à la façon de voir les choses que j’adopte [En d'autres termes, je vais jeter tout ce qui fonctionne, et je vais juste trouver mes propres explications.], et un objectif que j’ai en vue est que certains de ceux qui souhaitent étudier l’électricité puissent, en lisant ce traité [C'est-à-dire, son Traité sur l'électricité et le magnétisme], qu’il existe une autre manière de traiter le sujet, qui n’est pas moins apte à expliquer les phénomènes, et qui, bien qu’en certaines parties elle puisse paraître moins précise [En d'autres termes, il y a des choses qui ne donnent pas du tout la même précision de prédiction que ce qui a été défini précédemment par Weber.], correspond, comme je le pense, plus fidèlement à nos connaissances actuelles, à la fois dans ce qu’elle affirme et dans ce qu’elle laisse indécis.5
James Clerk Maxwell, 18736
Passons maintenant aux alliés en Allemagne, premièrement Hermann von Helmholtz (1821-1894). Il est important de comprendre qu’il n’a pas fait d’études de physique, mais plutôt de médecine. Il était un véritable anglophile, c’est-à-dire qu’il aimait les Britanniques et qu’il était un fervent partisan de l’empirisme britannique. Après son article de 1847 sur la conservation de la force, il a été invité en Grande-Bretagne pendant plusieurs semaines, il a été fêté partout où il est allé, il a été traité de façon royale pendant des semaines. Il traduit en allemand le Treatise on Natural Philosophy de Thomson et Tait. En réponse à une critique cinglante de Zöllner sur la traduction qu'il avait faite du livre de Thompson et Tait, Hermann von Helmholtz a publié quelque chose dans le journal britannique Nature.
Parmi les chercheurs scientifiques qui ont spécialement orienté leurs efforts vers la purification de la science physique de toute infection métaphysique et de toute hypothèse arbitraire, et qui, au contraire, se sont efforcés d’en faire de plus en plus une expression simple et fidèle des lois des faits, Sir W. Thomson occupe l’une des premières places, et c’est précisément le but qu'il s’est fixé consciemment dès le début de sa carrière scientifique.7
Hermann von Helmholtz, 18748
Je pense vous avoir déjà donné une idée du fait que cette soi-disant purification de la science physique de toute infection métaphysique infestait en réalité la science physique de plus de métaphysique d’un point de vue purement arbitraire. C'est, je pense, le message que j’essaie de faire passer.
Et ci-dessous, nous pouvons voir que William Thompson et Herman von Helmholtz formaient ensemble une paire plutôt mesquine. En 1881, il était temps de commencer à choisir l’ensemble international d’unités pour les différentes choses qui avaient été découvertes. Qui a eu l’idée de ces unités ? Deux « Allemands peu connus », Carl Gauss et Wilhelm Eduard Weber. La réunion a eu lieu en 1881. Qui était le représentant allemand ? Hermann von Helmholtz. Et qui était le représentant britannique ? William Thompson. Les voilà donc réunis en séance plénière pour discuter de ces questions. Le secrétaire, Éleuthère Mascart, raconte :
Comme nous n’avions encore que deux unités, l’ohm et le volt, et qu’il était nécessaire de compléter le système, je demandai au président, M. Cochery, si les commissions au moins pouvaient se réunir.
Je dus m’incliner devant sa réponse négative, et nous restâmes, avec Von Helmholtz, auprès de Lord et Lady Kelvin qui, ayant négligé de déjeuner, prenaient un chocolat dans le restaurant Chiboust, installé près de la salle du Congrès. C’est dans ce petit comité, autour d’une vulgaire table en marbre blanc, que furent convenues les trois unités suivantes : Ampère (au lieu de Weber), Coulomb et Farad [en honneur de Faraday].
Éleuthère Mascart, 18819
Le fait est qu’en Grande-Bretagne et en Allemagne, on utilisait déjà le terme « weber » pour décrire le courant électrique. En d’autres termes, Thompson et Helmholtz ont ouvertement conspiré pour se débarrasser de toute référence à Weber pour l’ensemble des unités. Plus tard, une fois Weber et Thompson décédés, Weber s’est vu attribuer une unité. Elle a été donnée pour le flux magnétique, mais le flux magnétique présuppose le champ magnétique, et jamais Wilhelm Eduard Weber n’aurait fait référence à un champ magnétique. Quelle ironie !
Nous passons ensuite à Ludwig Eduard Boltzmann (1844-1906), qui, avec Clerk Maxwell, a développé la théorie cinétique des gaz. On nous dit qu’il a défini l'entropie. Boltzmann écrit donc en 1899, quelque 18 ans après la mort de Weber, sur le fait que la théorie de l’électrodynamique de Weber a été remplacée.
Lisons le langage utilisé par Boltzmann :
La première attaque contre le système scientifique décrit a été dirigée contre son côté le plus faible, la théorie de l'électrodynamique de Weber. C'est pour ainsi dire la fleur du travail intellectuel de ce chercheur doué, qui a acquis le mérite le plus immortel au nom de la théorie électrique par ses nombreuses idées et ses résultats expérimentaux enregistrés dans le système des unités électrodynamiques et ailleurs. [Arrêtons-nous là. Il disait donc que Weber était un homme absolument brillant, puis il reprenait le même type de langage que Stokes et William Thomson.]. Cependant, malgré toute son ingéniosité et sa subtilité mathématique, il porte tellement le sceau de l’artificialité [Quoi que cela veuille dire : Toute entreprise humaine est artificielle, par définition, c'est-à-dire qu’elle est inventée par l’homme.], qu’il n'y a sûrement jamais eu plus de quelques adeptes enthousiastes qui ont cru inconditionnellement en sa justesse. [En d’autres termes, tous ces gens étaient fous d’avoir cru le travail de Weber, en dépit du fait qu’il y avait d'énormes preuves expérimentales, ainsi que de brillants travaux théoriques; c’était tout simplement à jeter à la poubelle.]. C'est Maxwell qui l'a attaqué, tout en reconnaissant pleinement les réalisations de Weber. [Vous voyez, Maxwell était tout à fait honnête ! C'est ce qu'il disait. Et donc le fait que Maxwell ait proposé un système différent, nous devrions tous croire Maxwell, me faire confiance, parce que le travail de Weber était artificiel.].10
Ludwig Boltzmann, 189911
La citation suivante est tirée du même texte :
La théorie électro-dynamique de Weber a connu le même sort. Elle est basée, comme nous l'avons vu, sur l’hypothèse que l’effet des masses électriques dépend de leur mouvement relatif, et juste au moment où son inadéquation était définitivement prouvée, Rowland a découvert par une expérience directe dans le laboratoire de Helmholtz que les charges en mouvement agissaient différemment des charges stationnaires. [Enfin, non, son inadéquation n'a pas été définitivement prouvée, son adéquation a été définitivement prouvée par l’expérience de Roland.] Auparavant, on aurait pu être enclin à considérer cela comme une preuve directe de la justesse de la théorie de Weber. [C'est exact, c'est une preuve directe que la théorie de Weber est correcte, parce qu'elle a été prédite.] Aujourd'hui, nous savons qu'il ne s’agit pas d'une expérience cruciale, mais qu’elle découle également de la théorie de Maxwell. [Oui, mais la théorie de Maxwell a été modifiée pour prendre en compte ce résultat.]12
Ludwig Boltzmann, 1899
Comme je l'ai souligné plus haut, le remplacement des idées de chercheurs comme Fresnel, Ampère et Wilhelm Weber n’a pas eu lieu pour des raisons techniques ou parce que leurs idées ne permettaient pas d’expliquer les preuves expérimentales, mais plutôt en raison des principes métaphysiques des empiristes britanniques qui étaient contraires à ceux des personnes susmentionnées. Il faudra, bien entendu, de nombreux exposés et articles pour se concentrer sur les détails techniques spécifiques des anciennes et des nouvelles théories.
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Texte original (20 mars 2024):
Traduction avec l’aide partielle de Deepl.
I am not ignorant that the mind is most powerfully drawn by the phenomena of crystallization, chemistry and physics generally, to the acknowledgement of centres of force. [Centers of force, that is the Bošković idea.] I feel myself constrained, for the present hypothetically, to admit them, and cannot do without them, but I feel great difficulty in the conception of atoms of matter [In other words, I do not like this idea of matter.] which in solids, fluids and vapours are supposed to be more or less apart from each other, with intervening space not occupied by atoms, and perceive great contradictions in the conclusions which flow from such a view.
Michael Faraday, Experimental Researches in Electricity, Volume II. London: Richard and John Edward Taylor, 1844. A speculation touching Electric Conduction and the Nature of Matter. To Richard Taylor, Esq., pp.289-290.
After noticing Helmholtz’s [We will see who is Helmholtz in a bit.] admirable discovery of the law of vortex motion in a perfect liquid [There is that perfect liquid, that ideal liquid, that ideal fluid], that is, in a fluid perfectly destitute of viscosity (or fluid friction), the author said that this discovery inevitably suggests the idea that Helmholtz’s rings are the only true atoms. [Now this is in 1868 that he wrote that! Already in 1852, Wilhelm Eduard Weber had posited that there was an atom with negative charges going around positive charges. This is 16 years later!] For the only pretext seeming to justify the monstrous assumption of infinitely strong and infinitely rigid pieces of matter [It is like Stokes talking about the violent supposition of Fresnel], the existence of which is asserted as a probable hypothesis by some of the greatest modern chemists in their rashly-worded introductory statements, is that urged by Lucretius and adopted by Newton; that it seems necessary to account for the unalterable distinguishing qualities of different kinds of matter.
Sir W. Thomson. VI.—On Vortex Motion. Transactions of the Royal Society of Edinburgh 25:217-260, 1868.
These [German] physical hypotheses, however, are entirely alien from the way of looking at things which I adopt [In other words, I am going to throw away everything that works, and I am just going to come up with my own explanations], and one object which I have in view is that some of those who wish to study electricity may, by reading this treatise [That is, his Treatise on Electricity and Magnetism], come to see that there is another way of treating the subject, which is no less fitted to explain the phenomena, and which, though in some parts it may appear less definite [In other words, there is some stuff which gives nowhere near the same accuracy of predictions as what was previously defined by Weber], corresponds, as I think, more faithfully with our actual knowledge, both in what it affirms and in what it leaves undecided.
James Clerk Maxwell. A Treatise on Electricity and Magnetism. Unabridged Third Edition. New York: Dover, 1954. Preface to the First Edition, p.x.
Among the scientific investigators who have especially directed their efforts towards the purification of physical science from all metaphysical infection and from all arbitrary hypotheses, and, on the contrary, have striven to make it more and more a simple and faithful expression of the laws of the facts, Sir W. Thomson occupies one of the first places, and he has consciously made precisely this his aim from the beginning of his scientific career.
Crum Brown. Helmholtz on the Use and Abuse of the Deductive Method in Physical Science. Nature, Dec. 24, 1874, p.150.
Gérard Borvon. Histoire de l’électricité : l’histoire des unités électriques. Vendredi 15 mai 2009. http://seaus.free.fr/spip.php?article324
The first attack on the scientific system described was directed against its weakest side, Weber’s theory of electro-dynamics. This is so to speak the flower of the intellectual work of that gifted enquirer, who has earned the most immortal merit on behalf of electric theory by his many ideas and experimental results recorded in the system of electrodynamic units and elsewhere. [Let us stop at this. So he was saying that, look, Weber was an absolutely brilliant guy, and then we go on to the same kind of language used by Stokes and William Thomson.] However, for all its ingenuity and mathematical subtlety, it bears so much the stamp of artificiality [Whatever that means: All human endeavour is artificial, by definition, i.e., it is human invented], that there can surely never have been more than a few enthusiastic followers who believed unconditionally in its correctness. [In other words, all these people are crazy to have believed that Weber’s work, despite the fact that there was huge experimental evidence, as well as brilliant theoretical work, was simply to be thrown out.] It was Maxwell who attacked it, while giving fullest recognition to Weber’s achievements. [You see, Maxwell was fully honest! That is what he was saying. And so the fact that Maxwell came up with a different system, we should all believe Maxwell, just trust me, because Weber’s work was artificial.]
Ludwig Boltzmann, Theoretical Physics and Philosophical Problems: Selected Writings. Edited by Brian McGuinness. With a Foreword by S.R. De Groot. Dordrecht: D. Reidel, 1974, pp.82-84.
Weber’s electro-dynamic theory fared similarly. It is based, as we have seen, on the assumption that the effect of electric masses depends on their relative motion, and just when its inadequacy was definitively proved, Rowland found by a direct experiment in Helmholtz’s laboratory that moving charges act differently from stationary ones. [Well, no, its inadequacy was not definitely proved, its adequacy was definitely proved by Roland’s experiment.] In earlier periods one might have felt inclined to regard this as a direct proof that Weber’s theory was correct. [Well that is correct, it is direct proof that Weber’s theory is correct, because it was predicted.] Today we know that it is not a crucial experiment but that it follows also from Maxwell’s theory. [Yeah, but Maxwell’s theory was tweaked to take into account this result.]