Dans mon précédent article, Giordano Bruno le penseur, j’ai brièvement présenté ce penseur radical. Dans ce billet, je me concentrerai sur certaines de ses idées relatives à la science. Il ne s’agit que d’un aspect de sa pensée très complexe, qui couvrait un grand nombre de subtilités sur la spiritualité et la religion, pour lesquelles il a payé le prix ultime. Cependant, nous nous en tiendrons à la science.
Les ouvrages les plus pertinents pour la science écrits par Giordano Bruno sont ses œuvres italiennes, datant de son séjour à Londres (1583-1585), et ses œuvres latines, publiées à Francfort, datant de son séjour en Allemagne (1588-1592).
Pendant son séjour à Londres, il a écrit six ouvrages en italien, dont les trois premiers peuvent être considérés comme ayant trait à la science. Chacune de ces œuvres contient cinq dialogues.
La cena de le ceneri (Le banquet des cendres, 1584)
De la causa, principio, et uno (De la cause, du principe et du un, 1584)
De l'infinito universo et mondi (De l’infini, de l’univers et des mondes, 1584)
Les ouvrages en latin sont les suivants. Chacune d’entre elles est une dissertation à part entière.
De triplici minimo et mensura (Sur le triple minimum et la mesure, 1591)
De monade numero et figura (Sur la monade, le nombre et la figure, 1591)
De innumerabilibus, immenso, et infigurabili (Sur l'innombrable, l'immense et l’indescriptible, 1591)
Il existe une Collection Giordano Bruno bilingue en développement, publiée par les Les Belles Lettres. Malheureusement, je ne connais pas le statut de cette collection, ni ai-je accès aux volumes déjà publiés. Donc je me fie à des traductions en anglais123 pour les textes italiens, et aussi la traduction en italien par Carlo Monti pour les œuvres latines, Opere latine di Giordano Bruno.4
Dans ce billet, je me concentrerai sur les trois ouvrages italiens mentionnés ci-dessus. À mon avis, Giordano Bruno est l’auteur qui a le plus clairement écrit sur la nature d’un univers infini et statique.
Mais avant de commencer, nous devrions peut-être nous demander pourquoi ce sujet est important. Tout simplement parce que le débat est aussi pertinent aujourd’hui qu’il l’était en 1600, lorsque Bruno a été brûlé sur le bûcher pour avoir osé faire ses affirmations. Depuis Rudolph Clausius (1822-1888) et Ludwig Boltzmann (1844-1906), et le développement des concepts de thermodynamique et d'entropie, l’univers infini est attaqué.
Un exemple clair se trouve dans l’ouvrage d’Arthur Eddington (1882-1944) intitulé The Nature of the Physical Universe5 (La nature de l’univers physique), dans lequel il s’insurge à la fois contre l’espace et le temps infinis :
L’espace est illimité par une forme rentrante et non par une grande extension. Ce qui est est une coquille flottant dans l’infinité de ce qui n’est pas. Nous disons avec Hamlet : « Je pourrais être limité dans une coquille de noix et me considérer comme un roi de l’espace infini ».
Mais le cauchemar de l’infini se pose encore pour le temps. Le monde est fermé dans ses dimensions spatiales comme une sphère, mais il est ouvert aux deux extrémités dans la dimension temporelle.
Je ne suis pas sûr d’être logique, mais je ne peux pas ressentir très sérieusement la difficulté d’un temps futur infini. [...] Il faut noter que selon la deuxième loi de la thermodynamique, l’univers entier atteindra l’équilibre thermodynamique à une date non infiniment éloignée dans le futur. La flèche du temps sera alors complètement perdue et toute la conception du progrès vers un futur s’évanouira.
Mais la difficulté d’un passé infini est épouvantable. Il est inconcevable que nous soyons les héritiers d’un temps infini de préparation ; il est non moins inconcevable qu’il y ait eu un moment sans moment précédent. [p.83, mon emphase]
Arthur Eddington était loin d’être un inconnu. On lui attribue la « preuve » de la relativité générale d’Einstein en se rendant sur l’île de Principe, au large de la côte africaine, pour observer une éclipse de soleil qui a eu lieu le 29 mai 1919. (Je reviendrai plus tard sur cette « preuve ».) Il a également été l’un des conseillers académiques de Georges Lemaître (1894-1966), qui a inventé le Big Bang.
Dans Le banquet des cendres, Theophilus, la voix de Bruno, raconte à ses amis un dîner qui s’est déroulé dans la résidence de Sir Fulke Greville, auquel assistait le Nolan, comme Bruno s’appelait lui-même, puisqu’il était originaire de Nola, près de Naples. Au cours de ce dîner, le Nolan affronte deux aristotéliciens d’Oxford, Nundinius et Torquatus.
Dans le premier dialogue, Bruno exprime son soutien aux idées de Copernic :
Theophilus. C’était un homme au génie profond, raffiné, diligent et mûr, qui n’avait rien à envier aux astronomes qui l’ont précédé, si ce n’est qu’il est arrivé plus tard qu’eux. Son jugement en matière de philosophie naturelle était bien supérieur à celui de Ptolémée, d’Hipparque, d’Eudoxe et de tous ceux qui ont suivi leurs traces. Il en est arrivé là parce qu’il s’est affranchi d’un certain nombre de présupposés erronés, pour ne pas dire de l’aveuglement et de l’erreur, qui caractérisent la philosophie communément admise. [p.29]
Cependant, Bruno affirme qu’en restant dans les limites des mathématiques, Copernic n’est pas allé assez loin :
Mais il n’a pas laissé cette philosophie assez loin derrière lui ; car, dans la mesure où il étudiait les mathématiques plutôt que la nature, il n’a pas pu pénétrer dans les profondeurs qui lui auraient permis d’extirper les principes inutiles et inappropriés dont elle découle. Ce n’est qu’ainsi qu’il aurait pu dissiper complètement les contradictions qu'elle contient, se libérer et libérer les autres de beaucoup de vaines spéculations, et fixer notre attention sur les choses constantes et certaines [p.29]
Néanmoins, les contributions de Copernic sont cruciales :
Cela dit, qui pourra jamais louer suffisamment le grand et noble génie de cet Allemand ? Sans se soucier du troupeau vulgaire, il a tenu bon contre le torrent des croyances contraires ; et bien que presque dépourvu de preuves directes, il a repris les fragments méprisés et rouillés qu’il a trouvés dans l’antiquité jusqu’à ce que, avec son genre de raisonnement mathématique plutôt que naturel, il les ait rendus à nouveau brillants, cohérents et sains. Il réhabilita ainsi une cause autrefois couverte de ridicule et de mépris jusqu’à ce qu’elle soit à nouveau honorée, appréciée, généralement considérée comme plus proche de la vérité que la théorie qu’elle remplaçait, et certainement plus pratique et plus agile pour la théorie et le calcul des phénomènes. [pp.29,31]
L’essentiel des arguments en faveur de Copernic est présenté dans le troisième dialogue, dans lequel Théophilus raconte le Nolan face à Nundinius. Ce dernier commence par affirmer que Copernic ne croyait pas à ses propres idées :
Theophilus. « Eh bien, dit-il en latin, je vais vous interpréter ce que nous disions. Nous disions qu’il ne fallait pas considérer Copernic comme ayant dit que la terre bougeait, car ce n’est ni convenable ni possible. Il lui a plutôt attribué un mouvement, au lieu de l’attribuer à la huitième sphère du ciel, pour des raisons de commodité de calcul. » Le Nolan a dit que si c’était la seule raison qui faisait dire à Copernic que la terre bougeait, et aucune autre, alors il ne l’avait manifestement pas compris. Mais il ne fait aucun doute que Copernic pensait ce qu’il disait et qu’il a fait tout ce qu’il pouvait pour le prouver. [p.89]
Cette idée de Nundinius provient de la préface qui figure au début du De Revolutionibus de Copernic, mais Bruno n’adhère pas à cette idée, comme l’écrit Hillary Gatti :
Cette interprétation hypothétique du copernicisme avait été puissamment étayée par la préface anonyme ajoutée juste avant la publication de l’ouvrage de Copernic, mourant, intitulé De Revolutionibus. Le nom de l'auteur de cette préface—le théologien protestant Andreas Osiander—ne sera révélé publiquement par Kepler qu’en 1604. Bruno semble ne pas avoir su qui l’avait écrite, bien qu’il ait été le premier à suggérer qu’elle n'avait sûrement pas été écrite par Copernic lui-même. [p.xxviii]
Nundinius prétend que la terre ne peut pas bouger, puisqu’elle est le centre de l’univers. Le Nolan rejette cet argument comme ne méritant même pas d’être appelé ainsi, et introduit le concept d’univers infini. Notez que Bruno écrit que toutes les interactions entre les corps sont relatives à d’autres corps ; Bruno peut donc être considéré comme un précurseur de Leibniz et d’Ernst Mach.
Theophilus. Nundinius dit alors qu’il ne peut être vrai que la terre se déplace, car elle est le milieu et le centre de l’univers et doit être considérée comme le fondement fixe et constant de tout mouvement. Le Nolan répondit que la même chose pourrait être dite par ceux qui croient que le soleil est au milieu de l’univers. Ils pensent que le soleil est donc immobile et fixe, comme l’ont affirmé Copernic et beaucoup d’autres, qui croient que l’univers a une circonférence. De sorte que ce type de raisonnement (si l’on peut parler de raisonnement) ne pèse pas lourd face à ceux qui sont d’un avis contraire, tout en présupposant ses propres principes. Surtout, il n’a aucun poids pour le Nolan, qui propose un univers infini dans lequel aucun corps ne peut être considéré comme étant au milieu, au bord ou entre l’un et l’autre, mais seulement en relation avec d’autres corps et des frontières spécifiquement définies. [p.115]
Dans le cinquième dialogue, Théophilus brise les sphères de cristal du système ptolémaïque, en particulier la huitième sphère des « étoiles fixes », qui, selon Bruno, se déplacent elles-mêmes, mais sont si éloignées que leur mouvement est imperceptible :
Le fait que nous ne voyons pas beaucoup de mouvement dans ces étoiles, et qu’elles ne semblent pas s’éloigner ou se rapprocher les unes des autres, ne signifie donc pas qu’elles ne se meuvent pas de la même manière que celles-ci. Car il n’y a aucune raison pour qu’elles ne soient pas soumises aux mêmes influences que ceux-ci, ni pour qu’un de ces corps ne tourne pas autour d’un autre. Il n’y a donc pas lieu de les appeler fixes parce qu’elles gardent réellement la même distance entre eux et nous, mais seulement parce que leur mouvement est imperceptible pour nous. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre l’exemple d'un navire très éloigné qui, même s’il se déplace de trente ou quarante verges, semblera pourtant immobile, comme s’il ne se déplaçait pas du tout. De la même manière, il faut considérer la distance des grands corps très lumineux, dont beaucoup peuvent être aussi grands et aussi brillants que le soleil, voire plus, mais dont les orbites et les mouvements, malgré leur ampleur, ne sont pas perceptibles. Ainsi, si certaines de ces étoiles se rapprochent les unes des autres, nous ne pouvons le vérifier qu’au moyen de longues observations, qui doivent encore être commencées et poursuivies. Car personne n’a cru à de tels mouvements, ne les a recherchés, ni n’a supposé qu’ils étaient possibles. Et nous savons tous que le début d’une enquête dépend de la connaissance qu’un tel phénomène existe, ou qu’il est au moins possible ou probable, et que l’enquête est rentable. [p.169]
Selon Bruno, l’idée d’un espace infini avec d’innombrables mondes était déjà connue dans l’Antiquité :
Theophilus. Cette disposition des corps dans la région éthérée a été comprise par Héraclite, Démocrite, Épicure, Pythagore, Parménide et Melissus, comme le montrent les fragments qui nous sont parvenus. Il en ressort qu’ils pensaient à un espace infini, à une région infinie, à une extension infinie capable d’inclure une infinité et une quantité innombrable de mondes semblables à celui-ci, qui se déplacent sur leurs orbites respectives tout comme la terre se déplace sur la sienne. Dans l’Antiquité, ces mondes étaient appelés ethera, c'est-à-dire coureurs ou coursiers : des ambassadeurs qui annonçaient la magnificence du Tout-Puissant par une harmonie musicale témoignant de la constitution ordonnée de la nature, miroir vivant de la divinité infinie. Ce nom d’éthera leur a été enlevé par une ignorance aveugle et donné à certaines quintessences, dans lesquelles ces petites lumières ou lanternes sont considérées comme fixées par des clous. [p.173]
Malgré son antagonisme pour Aristote, Bruno semble conserver l’idée qu'il n’y a rien d’autre que le mouvement local :
Il n’y a rien qui puisse être dit naturellement éternel, si ce n’est la substance qui est la matière, laquelle est elle-même dans un état continuel de mutation. […] Je vous dis que la cause de son mouvement local, tant du corps entier que des parties qui le composent, est la nécessité de la vicissitude : non seulement pour que tout puisse être en tout lieu, mais aussi pour que, par ce moyen, tout ait toutes les dispositions et toutes les formes. C’est pourquoi le mouvement local a été très justement considéré comme le principe de tous les autres mouvements et de toutes les autres formes, car sans lui, il n’y en a pas d'autres. Aristote a pu remarquer ce mouvement selon les dispositions et les qualités des parties de la terre ; mais il n’a pas compris cette sorte de mouvement local qui est le principal. [p.185]
Dans le troisième texte londonien, De l’infini, de l’univers et des mondes, Philotheus, ou Theophilus, la voix de Bruno, s’attaque directement aux arguments aristotéliciens contre l'univers infini, dont la plupart figurent dans De Caelo (Sur les cieux).
Dans le premier dialogue, Philotheus demande pourquoi on voudrait restreindre la majesté de Dieu en lui faisant créer un simple univers fini.
PHIL. Nous sommes donc d’accord en ce qui concerne l’infini incorporel ; mais qu’est-ce qui empêche l’acceptabilité similaire de l’être bon, corporel et infini ? Et pourquoi l’infini qui est implicite dans l’Origine Première tout à fait simple et individuelle ne deviendrait-il pas plutôt explicite dans sa propre image infinie et illimitée, capable de contenir des mondes innombrables, que de devenir explicite dans des limites aussi étroites ? De sorte qu’il paraît vraiment honteux de refuser de croire que ce monde, qui nous paraît si vaste, ne soit pas aux yeux du divin un simple point, et même une nullité ? [p.257]
Pourquoi voulez-vous que ce centre de divinité qui peut (si l’on peut s’exprimer ainsi) s’étendre à l'infini à une sphère infinie, pourquoi voulez-vous qu’il reste stérile à contrecœur, plutôt qu’il ne s’étende, comme un père, fécond, orné et beau ? Pourquoi préférez-vous qu’il soit moins ou même pas du tout communiqué, plutôt qu’il accomplisse le schéma de sa puissance et de son être glorieux ? Pourquoi l’amplitude infinie serait-elle frustrée, la possibilité d’une infinité de mondes serait-elle bafouée ? Pourquoi serait-il porté atteinte à l’excellence de l’image divine qui devrait plutôt briller dans un miroir illimité, infini, immense, selon la loi de son être ? [pp.260-261]
Dans le deuxième dialogue, Philotheus explique qu’aussi loin que nous puissions voir dans les cieux, il existe d'autres mondes, dont la plupart ne peuvent être perçus :
PHIL. Je crois et je comprends qu’au-delà de cette limite imaginaire du ciel, il y a toujours une région éthérée avec des mondes, des étoiles, des terres, des soleils, tous perceptibles l’un pour l'autre, c’est-à-dire chacun pour ceux qui sont à l'intérieur ou à proximité, bien qu’en raison de l’extrême distance ils ne soient pas perceptibles pour nous. [p.298]
Dans le troisième dialogue, Elpino pose à Philotheus un certain nombre de questions afin de clarifier plusieurs points. Philotheus commence :
PHIL. [L’univers entier] est donc un, le ciel, l’immensité de l’espace qui s’embrasse, l’enveloppe universelle, la région éthérée à travers laquelle le tout a son cours et son mouvement. D’innombrables corps célestes, étoiles, globes, soleils et terres peuvent y être perçus sensiblement par nous et un nombre infini d’entre eux peuvent être déduits par notre propre raison. L’univers, immense et infini, est le complexe de ce [vaste] espace et de tous les corps qu’il contient. [p.302]
Elpino pose des questions sur les épicycles et les déférents de Ptolémée :
ELP. Il est indubitable que toute la fantaisie des sphères portant des étoiles et des feux, des axes, des déférents, des fonctions des épicycles, et autres chimères de ce genre, n’est fondée que sur la croyance que ce monde occupe, comme il semble le faire, le centre même de l’univers, de sorte que lui seul étant immobile et fixe, tout l’univers tourne autour de lui.
PHIL. C'est précisément ce que voient ceux qui habitent sur la lune et sur les autres astres de ce même espace, qu’il s'agisse de terres ou de soleils. [p.303]
Elpino s’interroge sur les innombrables soleils et sur la raison pour laquelle nous ne pouvons pas tous les voir :
ELP. Il y a donc d’innombrables soleils, et un nombre infini de terres tournent autour de ces soleils, comme les sept que nous pouvons observer tournent autour de ce soleil qui est près de nous.
PHIL. C’est ainsi.
ELP. Pourquoi alors ne voyons-nous pas les autres corps brillants que sont les terres tourner autour des corps brillants que sont les soleils ? Et pourquoi tous les autres corps terrestres (à l’exception des comètes) apparaissent-ils toujours dans le même ordre et à la même distance ?
PHIL. La raison en est que nous ne discernons que les plus grands soleils, des corps immenses. Mais nous ne discernons pas les terres, parce que, étant beaucoup plus petites, elles nous sont invisibles. [p.304]
Enfin, Elpino s’enquiert de la relation entre la matière du soleil et celle de la terre :
ELP. Tu crois donc que la matière première du soleil ne diffère pas en consistance et en solidité de celle de la terre ? (Car je sais que tu ne doutes pas qu’une seule matière première soit à la base de toutes choses).
PHIL. Cela est certain ; Timée l'a compris et Platon l’a confirmé. Tous les vrais philosophes l’ont reconnu, peu l’ont expliqué, personne de notre temps ne l’a compris, de sorte que beaucoup ont confondu l’entendement de mille manières, par corruption de la mode et par défaut de principes. [pp.306-307]
Le troisième dialogue se poursuit par un échange acrimonieux entre un Burchio très en colère, qui rejette tout ce que Philotheus a dit, et Fracastoro, qui tente d’expliquer à Burchio que Bruno a raison. Lorsque Burchio pose des questions sur l’« ordre naturel » d’Aristote, Fracastoro explique calmement qu’il n'existe tout simplement pas :
FRAC. Je conclurais comme suit. L’ordre célèbre et reçu des éléments et des corps célestes est un rêve et une vaine fantaisie, puisqu’il ne peut être vérifié par l’observation de la nature, ni prouvé par la raison ou l'argumentation, et qu’il n’est ni commode ni possible de concevoir qu’il existe de cette manière. Mais nous savons qu’il existe un champ infini, un espace contenant qui englobe et interpénètre le tout. Il contient une infinité de corps semblables au nôtre. Aucun d’entre eux n’est plus qu’un autre au centre de l’univers, car l’univers est infini et donc sans centre ni limite, bien que ceux-ci appartiennent à chacun des mondes de l’univers de la manière que j’ai expliquée à d’autres occasions, en particulier lorsque nous avons démontré qu’il existe certains centres déterminés et définis, à savoir les soleils, corps ardents autour desquels tournent toutes les planètes, les terres et les eaux, de même que nous voyons les sept planètes errantes suivre leur course autour de notre soleil. De même, nous avons montré que chacune de ces étoiles ou mondes, tournant autour de son propre centre, a l’apparence d’un monde solide et continu qui prend par la force toutes les choses visibles qui peuvent devenir des étoiles et les fait tourbillonner autour de lui comme centre de leur univers. Il n’y a donc pas seulement un monde, une terre, un soleil, mais autant de mondes que nous voyons de lumières autour de nous, qui ne sont ni plus ni moins dans un seul ciel, un seul espace, une seule sphère contenante, que notre monde ne l’est dans un seul univers contenant, un seul espace ou un seul ciel. [p.322]
Dans le second texte de Londres, De la cause, du principe et du un, Bruno présente, défend et développe directement les arguments de Pythagore, Parménide et Platon, ces derniers étant principalement tirés du Timée.
Dans le deuxième dialogue, lors d’un échange entre Dicsono et Teofilo, ce dernier explique que tous les corps ont une âme, c’est-à-dire qu’ils sont vivants.
Dicsono. Il me semble que j’entends quelque chose de très nouveau. Affirmes-tu, peut-être, que non seulement la forme de l'univers, mais aussi toutes les formes des choses naturelles sont des âmes ?
Teofilo. Oui.
Dicsono. Mais qui sera d’accord avec toi sur ce point ?
Teofilo. Mais qui pourrait raisonnablement le réfuter ?
Dicsono. Le bon sens nous dit que tout n’est pas vivant.
Teofilo. Le sens le plus commun n’est pas le sens le plus vrai. [p.42]
Dicsono. En somme, vous soutenez qu’il n’y a rien qui ne possède une âme et qui n’ait un principe vital ?
Teofilo. Oui, exactement. [p.43]
En ce qui concerne l’omniprésence de l’âme du monde, Teofilo fait la distinction entre le corporel et le spirituel, peut-être en précurseur de Descartes :
Veuillez noter que si nous disons que l’âme mondiale et la forme universelle sont partout, ce n’est pas dans un sens corporel ou dimensionnel, car elles ne sont pas de cette nature et ne peuvent pas être trouvées ainsi dans n’importe quelle partie. Elles sont partout présentes dans leur intégralité, d’une manière spirituelle. [p.49]
Dans le troisième dialogue, Teofilo développe les formes platoniciennes, telles qu’elles sont expliquées dans le Timée :
Teofilo. Voici ce que dit le Nolan : il y a un intellect qui donne l’être à tout, que les Pythagoriciens et le Timée appellent le « donneur de formes » ; une âme et un principe formel qui devient et informe tout, qu’ils appellent « fontaine de formes » ; il y a la matière, à partir de laquelle tout est produit et formé, et qui est appelée par tous le « réceptacle des formes ». [p.61]
Et, bien sûr, dans son style inimitable, Bruno ne peut manquer de faire un dernier pied de nez à Aristote, philosophe incapable.
Dicsono. Tu me plais beaucoup et je te loue tout autant, car de même que tu n’es pas aussi vulgaire qu’Aristote, tu n’es pas non plus aussi prétentieux et offensant que lui, qui se consacre à rabaisser les opinions de tous les autres philosophes ainsi que leur manière de philosopher.
Teofilo. De tous les philosophes, je n’en connais aucun qui soit plus dépendant des fantaisies et plus éloigné de la nature que lui [Aristote]. Même s’il dit parfois des choses excellentes, on reconnaît qu’elles ne proviennent pas de ses propres principes, mais sont toujours des propositions empruntées à d’autres philosophes, comme ces choses divines que l’on voit dans les livres De la génération, Des météores et Des animaux et des plantes [De la génération et la corruption, Météorologiques et l’Histoire des animaux?] [p.64]
Dans le cinquième dialogue, Teofilo donne l’explication la plus convaincante de l’Un de Parménide, tourné en dérision par Aristote dans la Physique de ce dernier, qu’il m’ait été donné de lire. A mon avis, le Parménide est le dialogue platonicien le plus difficile à comprendre. En lisant Bruno, il prend soudain tout son sens.
Teofilo. L’univers est donc un, infini et immobile. Je dis que la possibilité absolue est une, que l’acte est un ; la forme, ou l’âme, est une, la matière, ou le corps, est un, la chose est une, l’être est un. Le maximum, l’optimum, est un : il ne peut être compris et est donc indéterminable et non limitable, donc infini et illimité, et par conséquent immobile. Il n’a pas de mouvement local puisqu’il n'y a rien en dehors de lui vers quoi il puisse être déplacé, étant donné qu’il est le tout. Il ne s’engendre pas lui-même car il n’y a pas d'autre être qu’il pourrait anticiper ou désirer, puisqu’il possède tout l’être. Il ne se corrompt pas parce qu’il n’y a pas d’autre chose en laquelle il pourrait se transformer, étant donné qu’il est tout. Il ne peut ni diminuer ni croître parce qu’il est un infini auquel rien ne peut être ajouté ou soustrait, puisque l’infini n’a pas de parties mesurables. Il n’est pas modifiable en termes de disposition, puisqu’il ne possède pas d’extérieur auquel il pourrait être soumis et par lequel il pourrait être affecté. De plus, comme il comprend tous les contraires en son être dans l’unité et l’harmonie, et qu’il ne peut avoir de propension à un autre et nouvel être, ni même à une manière d’être puis à une autre, il ne peut être sujet à un changement selon quelque qualité que ce soit, ni admettre aucune chose contraire ou différente qui puisse l’altérer, parce qu’en lui tout est concordant. Il n’est pas matière, car il n’est pas configuré ou configurable, ni limité ou limitable. Il n’est pas forme, car il n’informe ni ne figure rien d’autre, étant donné qu’il est tout, qu’il est maximum, qu’il est un, qu’il est universel. Il n’est ni mesurable ni mesure. Il ne se contient pas lui-même, puisqu’il n’est pas plus grand que lui-même. Il n’est pas contenu, puisqu’il n’est pas plus petit que lui-même. Il n’est pas égal à lui-même, car il n’est pas une chose et une autre, mais une seule et même chose. Étant une seule et même chose, il n’a pas d’êtres distincts ; parce qu’il n’a pas d’êtres distincts, il n’a pas de parties distinctes ; parce qu’il n’a pas de parties distinctes, il n’est pas composite. Il est limite sans être limite, forme sans être forme, matière sans être matière, âme sans être âme : car il est tout indifféremment, et donc il est un ; l'univers est un. [p.87]
Dans le monde d'aujourd’hui, avec les absurdités de l’univers fini de la physique théorique, avec les singularités de l’espace (trous noirs) et du temps (Big Bang, Mort thermique), nous avons besoin d’un nouveau Giordano Bruno pour appeler à une nouvelle physique.
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Texte original (27 décembre 2023):
Traduction avec l’aide partielle de Deepl.
Giordano Bruno. The Ash Wednesday Supper. Translated by Hillary Gatti. University of Toronto Press, 2018.
Giordano Bruno. Cause, Principle and Unity. Translated and edited by Robberto de Lucca. Essays on Magic. Translated and edited by Richard J. Blackwell. Cambridge University Press, 2004.
Dorothea Waley Singer. Giordano Bruno: His Life and Thought. With Annotated Translation of His Work On The Infinite Universe and Worlds. New York: Henry Schuman, 1950.
Giordano Bruno. Opere Latine: Il triplice minimo e la misura; La monade, il numero e la figura; L'immenso egli innumerevoli. A cura di Carlo Monti. Unione Tipografico-editrice Torinese, 1980.
Sir Arthur Eddington. The Nature of the Physical World. Ann Arbor Paperbacks, The University of Michigan Press, 1968. First published by Cambridge University Press in 1928.